mardi 7 septembre 2010

Le signe, Maupassant

- Ça m'est arrivé hier dans la journée... vers quatre heures... ou quatre heures et demie. Je ne sais pas au juste. Tu connais bien mon appartement, tu sais que mon petit salon, celui où je me tiens toujours, donne sur la rue Saint-Lazare, au premier; et que j'ai la manie de me mettre à la fenêtre pour regarder passer les gens. C'est si gai, ce quartier de la gare, si remuant, si vivant... Enfin, j'aime ça! Donc hier, j'étais assise sur la chaise basse que je me suis fait installer dans l'embrasure de ma fenêtre; elle était ouverte, cette fenêtre, et je ne pensais à rien; je respirais l'air bleu. Tu te rappelles comme il faisait beau, hier!
    Tout à coup je remarque que, de l'autre côté de la rue, il y a aussi une femme à la fenêtre, une femme en rouge; moi j'étais en mauve, tu sais, ma jolie toilette mauve. Je ne la connaissais pas cette femme, une nouvelle locataire, installée depuis un mois; et comme il pleut depuis un mois, je ne l'avais point vue encore. Mais je m'aperçus tout de suite que c'était une vilaine fille. D'abord je fus très dégoûtée et très choquée qu'elle fût à la fenêtre comme moi; et puis, peu à peu, ça m'amusa de l'examiner. Elle était accoudée, et elle guettait les hommes, et les hommes aussi la regardaient, tous ou presque tous. On aurait dit qu'ils étaient prévenus par quelque chose en approchant de la maison, qu'ils la flairaient comme les chiens flairent le gibier, car ils levaient soudain la tête et échangeaient bien vite un regard avec elle, un regard de franc-maçon. Le sien disait: "Voulez-vous?"
    Le leur répondait: "Pas le temps", ou bien: "Une autre fois", ou bien: "Pas le sou", ou bien: "Veux-tu te cacher, misérable!" C'étaient les yeux des pères de famille qui disaient cette dernière phrase.
    Tu ne te figures pas comme c'était drôle de la voir faire son manège ou plutôt son métier.
    Quelquefois elle fermait brusquement la fenêtre et je voyais un monsieur tourner sous la porte. Elle l'avait pris, celui-là, comme un pêcheur à la ligne prend un goujon. Alors je commençais à regarder ma montre. Ils restaient de douze à vingt minutes, jamais plus. Vraiment, elle me passionnait, à la fin, cette araignée. Et puis elle n'était pas laide, cette fille.
    Je me demandais: Comment fait-elle pour se faire comprendre si bien, si vite, complètement. Ajoute-t-elle à son regard un signe de tête ou un mouvement de main?
    Et je pris ma lunette de théâtre pour me rendre compte de son procédé. Oh! il était bien simple: un coup d'oeil d'abord, puis un sourire, puis un tout petit geste de tête qui voulait dire: "Montez-vous?" Mais si léger, si vague, si discret, qu'il fallait vraiment beaucoup de chic pour le réussir comme elle.
    Et je me demandais: Est-ce que je pourrais le faire aussi bien, ce petit coup de bas en haut, hardi et gentil; car il était très gentil, son geste.
Et j'allai l'essayer devant la glace. Ma chère, je le faisais mieux qu'elle, beaucoup mieux! J'étais enchantée; et je revins me mettre à la fenêtre.
    Elle ne prenait plus personne, à présent, la pauvre fille, plus personne. Vraiment elle n'avait pas de chance. Comme ça doit être terrible tout de même de gagner son pain de cette façon-là, terrible et amusant quelquefois, car enfin il y en a qui ne sont pas mal, de ces hommes qu'on rencontre dans la rue.
    Maintenant ils passaient tous sur mon trottoir et plus un seul sur le sien. Le soleil avait tourné. Ils arrivaient les uns derrière les autres, des jeunes, des vieux, des noirs, des blonds, des gris, des blancs.
    J'en voyais de très gentils, mais très gentils, ma chère, bien mieux que mon mari, et que le tien, ton ancien mari, puisque tu es divorcée. Maintenant tu peux choisir.
    Je me disais: Si je leur faisais le signe, est-ce qu'ils me comprendraient, moi, moi qui suis une honnête femme?

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